7
Bien qu’il y eût des bancs et de longues tables à tréteaux, seuls les plus âgés mangèrent leur dîner assis. Et ce fut là un fameux dîner, avec un choix de deux cents plats, pour la plupart simples et délicieux.
On commença par un toast à La Calla. C’est Vaughn Eisenhart qui en fut l’instigateur, debout avec dans une main un verre plein, et dans l’autre, la plume. Eddie se dit qu’il s’agissait probablement là de l’hymne national, version Croissant.
— Puisse-t-elle toujours bien prospérer, cria le rancher, puis il avala son verre de graf cul sec, en une ample gorgée. Eddie admira la gorge de l’homme, ne serait-ce que ça ; le graf de Calla Bryn Sturgis était si fort que le simple fait de le renifler vous mettait les larmes aux yeux.
— GRAND BIEN ! s’exclamèrent en chœur les folken.
Puis ils trinquèrent et burent.
Au même moment, les torches du Pavillon prirent la teinte rouge vermillon du soleil qui venait de se coucher. La foule y alla de ses « Ooh » et de ses « Aah », suivis d’applaudissements. D’un point de vue technologique, Eddie ne vit là rien d’extraordinaire – comparé à Blaine le Mono ou aux ordinateurs dipolaires qui menaient Lud –, mais cela projetait sur l’assemblée une lumière charmante, et ça ne paraissait pas toxique. Il se mit lui aussi à applaudir. Susannah en fit autant. Andy lui avait apporté son fauteuil roulant et l’avait déplié en la félicitant (il avait aussi proposé de tout lui dire de ce bel inconnu qu’elle allait bientôt rencontrer). À présent, elle déambulait parmi les petites grappes de gens, une assiette de nourriture sur les genoux, discutant à droite, avançant un peu, discutant à gauche, poursuivant sa route. Eddie put en déduire qu’elle avait eu sa part de cocktails et de fêtes dans le genre de celle-ci, et il se sentit un peu jaloux de son aisance.
Eddie remarqua des enfants dans la foule. Les folken avaient visiblement conclu que leurs visiteurs n’allaient pas se mettre à tirer dans le tas et faire un carnage. Les enfants les plus âgés avaient le droit de se promener où bon leur semblait. Ils se déplaçaient par petites meutes protectrices, celles qu’Eddie se rappelait de sa propre enfance, prélevant des quantités gigantesques de nourriture sur les tables (pourtant, même les appétits voraces d’une bande d’adolescents n’auraient pas suffi à entamer sérieusement un tel butin). Ils observaient les nouveaux venus, sans toutefois oser les approcher.
Les plus jeunes restaient aux côtés de leurs parents. Les malheureux pris dans l’âge ingrat de la préadolescence s’agglutinaient autour du toboggan, des balançoires et d’une cage à écureuils élaborée, tout au bout du Pavillon. Un petit nombre s’en servaient vraiment, les autres se contentant de regarder la fête avec ce regard perplexe de ceux qui ne se sentent pas à leur place. C’est vers eux que le cœur d’Eddie le portait. Il pouvait compter le nombre de paires – ça donnait le frisson – et il se dit que c’étaient ceux-là, ces enfants perplexes, juste un peu trop vieux pour jouer gaiement à la balançoire, qui seraient la cible privilégiée des Loups… si on les laissait faire, bien sûr. Il n’aperçut aucun des « crânés », et il se dit qu’on les avait écartés sciemment, pour ne pas jeter une ombre sur les réjouissances. Eddie comprenait cette attitude, mais il espérait qu’eux aussi faisaient la fête de leur côté, quelque part. (Plus tard, il apprit que tel avait été le cas – biscuits et crème glacée derrière l’église de Callahan). Jake aurait eu tout à fait sa place dans le groupe intermédiaire, s’il avait vécu à La Calla, ce qui bien sûr n’était pas le cas. Et il s’était fait un ami qui lui convenait parfaitement : plus vieux par l’âge, plus jeune par l’expérience. Ils allaient de table en table, grignotant au hasard. Ote trottinait sur les talons de Jake, l’air plutôt satisfait, balançant la tête de droite à gauche. Eddie n’avait cependant aucun doute sur le fait que, si quelqu’un se montrait agressif envers Jake de New York (ou envers son nouvel ami, Benny de La Calla), ce quelqu’un se retrouverait avec un ou deux doigts en moins. À un moment, Eddie vit les deux garçons échanger un regard et, sans même se dire un mot, éclater de rire exactement au même instant. Et la scène lui rappela sa propre enfance avec une telle vivacité qu’il en eut mal.
Non pas qu’Eddie eût beaucoup de temps pour l’introspection. Il avait appris des histoires de Roland (et aussi des actions de Roland, à diverses reprises), que les pistoleros de Gilead avaient été bien plus que des agents de la paix. Ils avaient aussi joué les messagers, les comptables, parfois même les espions, plus rarement encore les bourreaux. Mais surtout, ils étaient avant tout des diplomates. Eddie, élevé par son frère et ses amis selon des principes de sagesse du genre Pourquoi tu me broutes pas comme ta sœur ou J’ai niqué ta mère et je peux te dire que ça lui a plu, sans oublier le grand succès du siècle, Je la fermerai pas t’es pas mon père, quand je vois ta tête je gerbe par terre, ne s’était jamais considéré comme un diplomate, mais l’un dans l’autre il pouvait dire qu’il ne s’en tirait pas mal. Telford avait été coriace, mais le groupe l’avait fait taire, grand merci à tous.
Dieu sait que c’était pourtant quitte ou double : les habitants de La Calla craignaient peut-être les Loups, mais ils ne se gênaient pas pour demander au ka-tet de montrer patte blanche. Eddie comprit que Roland lui avait fait une grande faveur, en le poussant à parler devant toute l’assemblée. Ça l’avait même échauffé pour la suite.
Il leur dit à tous la même chose, sans relâche. Qu’il leur serait impossible de parler stratégie tant qu’ils n’auraient pas inspecté la ville et ses alentours. Impossible de dire combien d’hommes de La Calla devraient les rejoindre. C’est le temps qui le dirait. Ils jetteraient un coup d’œil à la lumière du jour. Il y aurait de l’eau, si Dieu le voulait. Plus tous les autres clichés qui lui vinrent à l’esprit (il fut même à deux doigts de leur promettre un poulet dans chaque marmite, une fois qu’ils auraient vaincu les Loups, mais Dieu merci il réussit à tenir sa langue). Un petit fermier du nom de Jorge Estrada voulut savoir ce qu’ils feraient si les Loups décidaient de mettre le feu au village. Un autre, Garren Strong, demanda à Eddie où seraient cachés les enfants, pendant l’attaque des Loups.
— Parce qu’on peut pas les laisser ici, vous devez bien l’intuiter, dit-il.
Eddie, qui se rendait compte qu’il n’intuitait pas grand-chose, se contenta de prendre une gorgée de graf et de rester dans le vague. Un type nommé Neil Faraday (Eddie ne sut dire s’il s’agissait d’un petit fermier ou d’un ouvrier agricole) s’approcha de lui pour lui dire que les choses étaient allées beaucoup trop loin.
— Ils n’emmènent jamais tous les enfants, vous savez.
Eddie songea un instant à lui demander ce qu’il fallait penser d’un type qui dirait : « Oh, vous savez, ils n’ont été que deux à violer ma femme », mais se ravisa.
Un moustachu au teint très mat du nom de Louis Haycox vint se présenter et annonça à Eddie qu’il avait décidé que Tian Jaffords avait raison. Il avait passé pas mal de nuits blanches depuis la réunion, à réfléchir à tout ça, et pour finir, il avait décidé de tenir bon et de se battre. S’ils voulaient bien de lui, bien entendu. Le mélange de sincérité et de terreur qu’Eddie lut sur le visage de cet homme le toucha profondément. Il ne s’agissait pas d’un gamin qui avait pris un coup de sang et ne savait pas bien dans quoi il s’engageait, mais d’un homme mûr qui ne le savait sans doute que trop bien.
Ils venaient donc avec leurs questions, et repartaient sans véritables réponses, mais l’air plus satisfait. Eddie parla jusqu’à s’en dessécher la bouche, puis troqua sa coupe de graf en bois contre du thé froid, ne voulant pas finir soûl. Il ne voulait plus rien manger, non plus ; il était plein à craquer. Mais il en venait toujours plus. Cash et Estrada. Strong et Echeverria. Winkler et Spalter (des cousins d’Overholser, à ce qu’il comprit). Freddy Rosario et Farren Posella… ou bien était-ce Freddy Posella et Farren Rosario ?
Toutes les dix à quinze minutes, les flambeaux changeaient de couleur. Du rouge au vert, du vert à l’orange, de l’orange au bleu. Les pichets de graf allaient et venaient. Les conversations se faisaient plus sonores. Les rires aussi. Eddie entendit de plus en plus distinctement les Mon-salaud et aussi ce qui ressemblait à plonge-bas !, toujours suivi d’éclats de rire.
Il vit Roland en grande discussion avec un vieillard en cape bleu. Ce vieil homme avait la barbe la plus blanche, la plus longue et la plus épaisse qu’Eddie ait vue de sa vie – en dehors d’une série-fleuve sur la Bible, à la télé. Il parlait avec ferveur, regardant le visage buriné de Roland bien en face. Il toucha même le bras du Pistolero, tira un peu sur sa manche. Roland l’écoutait, hochait la tête et ne disait rien – du moins, tout le temps qu’Eddie passa à l’observer. Mais ça l’intéresse, pensa Eddie. Oh que ouais – ce bon grand vieux tout moche entend des choses qui l’intéressent au plus haut point.
Les musiciens se réunissaient de nouveau dans leur kiosque, quand Eddie vit quelqu’un s’approcher de lui. C’était le type qui lui rappelait Pa Cartwright.
— George Telford, annonça-t-il. Bienvenue, Eddie de New York, fit-il en se touchant le front du côté du poing, sans grand enthousiasme. Puis il ouvrit la main et la tendit à Eddie. Il portait un chapeau de cow-boy – et non pas un sombrero de fermier –, mais la paume de sa main était étonnamment douce, à l’exception d’une ligne calleuse qui courait à la base de ses doigts. C’est la marque des rênes, pensa Eddie, c’est en ça que doit consister l’essentiel de son travail : tenir les rênes.
Eddie s’inclina légèrement.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, sai Telford.
L’espace d’un instant, il voulut demander si Adam, Hoss et Little Joe étaient revenus à La Ponderosa, mais, une fois encore, il décida de garder pour lui cette saillie extraordinaire.
— Et le double du compte pour vous, fiston, le double.
Ses yeux se posèrent sur le pistolet en appui sur la hanche d’Eddie, puis remontèrent vers son visage. Il avait un regard perçant et pas particulièrement amical.
— C’est votre dinh qui porte son frère jumeau, j’intuite.
Eddie sourit, mais ne dit rien.
— Wayne Overholser dit que votre jeune ka-babé leur a fait un sacré numéro, avec son arme à lui. C’est votre femme qui le porte ce soir, non ?
— Il me semble, oui, répondit Eddie, peu enchanté par cette histoire de ka-babé.
Il savait pertinemment que c’était Susannah qui portait le Ruger. Roland avait décidé qu’il serait plus acceptable que Jake n’arrivât pas armé au Rocking B d’Eisenhart.
— À quatre contre quarante, ça ferait un beau carton, pas vrai ? demanda Telford. Moi je dis : un sacré carton. Ou peut-être bien qu’ils vont venir à soixante, parce que plus personne n’est sûr du nombre, d’ailleurs c’est normal. Vingt-trois ans, ça fait un bail, vingt-trois ans de paix, si fait et grand merci aux dieux et à l’Homme Jésus.
Eddie sourit et persista à ne rien dire, espérant que Telford allait changer de sujet. Espérant que Telford allait changer d’interlocuteur, en fait.
Pas de chance. Les poivrots, il faut toujours que ça vous colle : c’était quasiment une loi de la Nature.
— Bien sûr, à quatre, armés, contre quarante… ou soixante… ce serait bien mieux que trois armés et le quatrième qui reste là à boire à votre santé. Surtout quatre armés de durs calibres, vous voyez ce que je veux dire.
— Je vois très bien, oui, fit Eddie.
Sur l’estrade où ils s’étaient présentés, Zalia Jaffords était en train de parler à Susannah. Eddie se fit la remarque que Suze avait l’air intéressée, elle aussi. Elle se met la femme du fermier dans la poche, Roland se récupère ce foutu Seigneur des Anneaux de mes deux, Jake se fait un ami, et moi, qu’est-ce que j’ai ? Un type qui ressemble à Pa Cartwright et qui me fait un contre-interrogatoire à la Perry Mason.
— Bon, vous avez d’autres armes ou pas ? demanda Telford. Vous en avez forcément d’autres, si vous avez vraiment l’intention d’affronter les Loups. Pour ma part, je pense que c’est de la folie pure et simple ; je ne l’ai jamais caché. Vaughn Eisenhart est du même avis…
— Overholser était de cet avis, et il en a changé, fit Eddie sur un ton détaché, dans le genre on-discute-pour-passer-le-temps.
Il sirota son thé et jeta un œil à Telford par-dessus le rebord de sa tasse, espérant lui voir froncer les sourcils. Ou bien lancer un bref regard exaspéré. Il ne vit ni l’un ni l’autre.
— Wayne la Girouette humaine, lâcha Telford, avant de glousser. Oui-là, oui-là, il penche d’un côté, puis de l’autre. Je me fierais pas trop à lui, jeune sai.
Eddie faillit répliquer, Si tu crois être tombé en pleine campagne électorale, tu te mets le doigt dans l’œil. Mais il n’en fit rien. Bouche cousue, en voir beaucoup, en dire peu.
— Z’avez des rapides, p’têt’ bien ? demanda Telford. Ou des grenades ?
— Oh, eh bien, fit Eddie, ça se pourrait bien.
— J’ai jamais entendu parler d’une femme pistolero.
— Ah non ?
— Ni d’un gamin pistolero, pendant qu’on y est. Ni même d’un apprenti. Comment on peut savoir que vous être bien ce que vous prétendez être ? Dites-le-moi, je vous prie.
— Eh bien ! en voilà, une colle, fit Eddie.
Il s’était pris d’une antipathie farouche pour Telford, qui lui paraissait trop vieux pour avoir des enfants en danger.
— Parce que les gens vont vouloir savoir, poursuivit Telford. Sûrement avant de déclencher la foudre.
Eddie se remémora cet adage de Roland, nous sommes peut-être en errance, mais personne ne nous fera reculer. Il paraissait clair qu’ils n’avaient pas encore compris ça. En tout cas Telford. Bien sûr, il demeurait des questions, des questions auxquelles il faudrait répondre par oui. Callahan en avait fait mention, et Roland l’avait confirmé. Trois choses. La première concernait l’assistance et le secours. Eddie n’avait pas le sentiment que ces questions-là avaient été posées, encore, il ne voyait pas comment elles auraient pu l’être, mais il ne croyait pas qu’elles seraient posées dans la Salle du Conseil de toute façon, une fois l’heure venue. Les réponses seraient peut-être données par des petites gens comme Posella et Rosario, qui ne savaient même pas de quoi ils parlaient. Par des gens qui avaient des enfants en danger, eux.
— Qui êtes-vous vraiment ? demanda Telford. Dites-le-moi, je vous prie.
— Eddie Dean, de New York. J’espère que vous ne mettez pas ma franchise en question. Par le Christ, j’espère que telle n’est pas votre intention.
Telford recula d’un pas, subitement sur ses gardes. Eddie en éprouva une farouche satisfaction. La peur ne valait peut-être pas le respect, mais bon sang, c’était mieux que rien.
— Non pas, pas du tout, mon ami ! Je vous en prie ! Mais dites-moi une chose. Vous êtes-vous déjà servi de l’arme que vous portez ? Dites-le-moi, je vous prie.
Eddie vit que Telford, bien que le craignant, ne le croyait pas vraiment. Peut-être avait-il trop gardé de l’ancien Eddie Dean – celui qui venait réellement de New York – dans sa façon d’être et dans ses expressions pour être cru de ce rancher-sai, mais Eddie pensait que le problème ne venait pas de là. Pas le fond du problème, du moins. Il avait devant lui un gars qui s’apprêtait à rester les bras croisés à regarder des créatures venues de Tonnefoudre emmener les enfants de ses voisins, et peut-être qu’un gars de ce genre ne croyait tout bonnement pas aux réponses simples et définitives que procurait une arme. Cependant, Eddie, lui, avait appris à connaître ces réponses-là. Et même à les aimer. Il se rappelait leur unique et terrible journée à Lud, à courir derrière Susannah dans son fauteuil roulant, sous un ciel plombé, tandis que résonnaient les tam-tams rituels. Il se rappelait Frank et Luster et Topsy le Marin. Et cette femme du nom de Maud, s’agenouillant pour embrasser un de ces fous qu’Eddie venait d’abattre. Qu’avait-elle dit ? Vous n’auriez pas dû tuer Winston, c’était son anniversaire. Un truc de ce genre.
— Je me suis servi de celui-ci, de l’autre, et aussi du Ruger. Et ne vous avisez plus jamais de me parler de la sorte, l’ami, comme si on était tous les deux en train de plaisanter gaiement.
— Si je vous ai offensé, pistolero, j’implore votre pardon.
Eddie se détendit quelque peu. Pistolero. Ce salopard à cheveux gris avait au moins eu la présence d’esprit de le dire, même s’il n’en croyait pas un mot.
L’orchestre se lança dans un nouveau morceau. Le chanteur se passa la sangle de sa guitare autour du cou et lança :
— Allez, tout le monde ! Assez bâfré ! Il est temps de dépenser tout ça, je veux vous voir suer !
Il y eut des hourras et des youpis. On entendit également une pétarade et Eddie abaissa immédiatement la main, comme il l’avait vu maintes fois faire à Roland, pour s’emparer de son pistolet.
— Tout doux, l’ami, fit Telford. Rien que des petits pétards. Des gosses qui font claquer des pétards, vous intuitez.
— Bien sûr. J’implore votre pardon.
— Pas de quoi, fit Telford avec un sourire.
C’était là un beau sourire de Pa Cartwright, et Eddie y vit au moins une chose avec certitude : cet homme-là ne se joindrait jamais à eux.
Pas tant que le dernier Loup de Tonnefoudre ne serait pas étendu raide mort dans ce Pavillon même, prêt pour l’inspection de toute la ville. Là, il prétendrait avoir été dans leur camp depuis le premier jour.
8
Les réjouissances se poursuivirent jusqu’au lever de lune, et cette nuit-là, la lune brillait haut et fort. Eddie dansa avec plusieurs dames de la ville. Il valsa deux fois avec Susannah dans ses bras, et quand vint l’heure des carrés, elle tourna et croisa – allemande à droite, allemande à gauche – dans son fauteuil roulant avec une précision ravissante. Sous la lumière changeante des flambeaux, son visage humide de sueur exprimait le ravissement. Roland dansa lui aussi, avec une certaine grâce, mais (à ce qu’en vit Eddie) sans style ni joie réels. Rien ne les préparait en tout cas à ce que réservait la fin de la soirée. Jake et Benny Slightman étaient allés rôder de leur côté, mais Eddie les aperçut agenouillés au pied d’un arbre, en train de jouer à planter leurs couteaux dans le sol.
Quand la danse prit fin, on chanta. D’abord l’orchestre lui-même, qui entama par une ballade romantique pleine de mélancolie, puis une spécialité locale très enlevée, dans un patois de La Calla dont Eddie ne réussit pas à suivre les paroles. Mais il comprit sans peine que c’était au mieux légèrement grivois ; il y eut des cris et des rires chez les hommes, et des piaillements de jubilation chez les femmes. Quelques-unes, plus âgées, se couvrirent les oreilles de leurs mains.
À la suite de ces deux premiers airs, plusieurs personnes montèrent dans le kiosque pour chanter. Eddie se fit la remarque qu’aucune d’entre elles n’avait l’étoffe d’une star, mais toutes furent accueillies avec enthousiasme quand elles s’avancèrent à tour de rôle devant le groupe, et raccompagnées par une débauche de bravos (ou, dans le cas d’une jeune et jolie demoiselle, par des « encore » lascifs) lorsqu’elles quittèrent la scène. Deux petites filles d’environ neuf ans (des vraies jumelles, de toute évidence), chantèrent une ballade appelée « Les Rues de Campara », dans une harmonie parfaite et douloureuse, accompagnées par l’une d’elles à la guitare. Eddie fut frappé par le silence presque religieux dans lequel les folken les écoutèrent. Presque tous les hommes avaient beau être salement éméchés, pas un ne vint troubler l’instant. Aucun pétard n’éclata. Nombreux furent ceux (et parmi eux, le nommé Haycox) qui écoutèrent avec le visage baigné de larmes. Si on lui avait posé la question un peu plus tôt, Eddie aurait répondu que bien sûr, il mesurait la pression émotionnelle à laquelle était soumise cette ville. Mais le fait est qu’il ne l’avait pas mesurée. Et qu’il la mesurait, maintenant.
Quand la chanson de la femme kidnappée et du cow-boy mourant prit fin, il y eut un instant de silence total – même les oiseaux de nuit s’étaient tus. Un tonnerre d’applaudissements éclata ensuite. Si on leur demandait maintenant de voter à main levée au sujet des Loups, même Pa Cartwright n’oserait pas s’opposer à la contre-attaque.
Les fillettes firent la révérence et sautèrent lestement sur l’herbe. Eddie pensait que ce serait tout pour la soirée, mais c’est alors qu’à sa grande surprise, Callahan grimpa sur scène et dit :
— Voici une chanson encore plus triste, que m’a apprise ma mère.
Et il se lança aussitôt dans une chansonnette irlandaise trépidante, « Offre-moi une autre tournée, espèce de sagouin ». Elle était au moins aussi cochonne que celle jouée par l’orchestre, mais cette fois-ci, Eddie comprit la plupart des paroles. Il se joignit gaiement au reste des habitants pour entonner le dernier vers de chaque couplet : Avant qu’on m’mette en terre, offre-moi une autre tournée, espèce de sagouin.
Susannah fit rouler son fauteuil jusqu’au belvédère et on la fit monter sur l’estrade pendant la salve d’applaudissements qui accueillit la chanson du Vieux. Elle dit quelques mots aux trois guitaristes et leur fit une démonstration sur l’un des instruments. Ils acquiescèrent tous les trois. Eddie se dit qu’ils devaient connaître au moins une version de la chanson.
La foule attendait, toute ouïe, et au premier rang, le mari de la dame en question. Il fut ravi, mais pas complètement étonné, de l’entendre attaquer « Maid of Constant Sorrow[3] », qu’il lui était arrivé de chanter, en chemin. Susannah n’était pas Joan Baez, mais sa voix avait un timbre juste, plein d’émotion. Et alors ? C’était la chanson d’une femme qui avait quitté son foyer pour un lieu étrange. Quand elle eut fini, il n’y eut pas de moment de silence comme après la prestation des fillettes, mais une série d’applaudissements sincères et enthousiastes, ponctués par des oui-là ! et des Encore !, La suite ! Susannah ne connaissait pas de suite, aussi leur fit-elle une profonde révérence, en échange. Eddie applaudit à s’en faire mal aux mains, puis il se mit à siffler avec les doigts dans la bouche.
Et c’est à ce moment précis – comme si les merveilles de cette soirée ne devaient jamais finir –, tandis qu’on faisait redescendre Susannah avec précaution, qu’ils virent Roland en personne monter sur l’estrade. Jake et son nouveau copain avaient rejoint Eddie. C’est Benny Slightman qui portait Ote dans ses bras. Jusqu’à ce soir, Eddie aurait juré que le bafouilleux aurait mordu quiconque aurait pris cette liberté, hors du ka-tet de Jake.
— Il sait chanter ? demanda Jake.
— Si c’est le cas, je suis le dernier à le savoir, gamin, fit Eddie. C’est ce qu’on va voir tout de suite.
Il ne savait pas du tout à quoi s’attendre, et il fut surpris de constater combien son cœur battait fort.
9
Roland retira l’étui de son pistolet et son ceinturon. Il les tendit à Susannah, qui les saisit et se les accrocha autour de la taille. Ce faisant, elle tira sur le tissu de son chemisier et l’espace d’un instant, il sembla à Eddie que ses seins avaient grossi. Mais il imputa cette impression à une illusion d’optique et n’en tint pas compte.
Les flambeaux diffusaient une lueur orange. Roland se tenait dans leur lumière, désarmé et aussi mince qu’un jeune homme. Pendant un temps, il se contenta de contempler les visages silencieux et attentifs et Eddie sentit la petite main froide de Jake se glisser dans la sienne. Pas besoin de demander au garçon ce qu’il ressentait, car Eddie ressentait exactement la même chose. Jamais il n’avait vu un homme à l’air si seul, si détaché du cours de la vie des hommes, avec sa chaleur et sa camaraderie. Le voir ici, en ce lieu de fiesta (car c’était bien là une fiesta, quel que fût le désespoir qui l’avait suscitée) ne faisait que souligner ce qu’il était vraiment, au fond : il était le dernier. Il n’y en avait d’autre que lui. Si Eddie, Jake, Susannah et Ote étaient effectivement de sa lignée, ils n’étaient que des ramifications secondaires, éloignées du tronc. Une poussée de sève tardive, en quelque sorte. Tandis que Roland… Roland…
Chut, s’admonesta Eddie. Ne pense pas à ces choses-là. Pas ce soir.
Lentement, Roland croisa les bras sur son torse fin et étroit et amena la paume de sa main droite contre sa joue gauche, et la paume de sa main gauche contre sa joue droite. Ce qui pour Eddie voulait dire que dalle ; en revanche, la réaction des sept cents spectateurs de La Calla fut immédiate : un grondement de joie et d’approbation monta de l’assemblée, bien plus puissant que des applaudissements. Eddie se remémora ce concert des Rolling Stones auquel il avait assisté. C’est exactement le son qu’avait produit le public quand le batteur des Stones, Charlie Watts, s’était mis à cogner sur sa cloche sur un rythme syncopé, qui ne pouvait être que l’intro de « Honky Tonk Woman ».
Roland demeura dans cette position, les bras croisés, les paumes contre les joues, attendant le silence.
— Quelle heureuse rencontre que la nôtre, à La Calla, dit-il enfin. Écoutez-moi, je vous prie.
— Nous disons grand merci ! grondèrent-ils tous. Puis : Nous vous écoutons de tout cœur !
Roland hocha la tête et sourit.
— Mais mes amis et moi avons beaucoup voyagé, et il nous reste beaucoup à faire et à voir. Aussi, tant que nous demeurerons parmi vous, nous ouvrirez-vous votre cœur comme nous vous ouvrons le nôtre ?
Eddie sentit un frisson glacé le parcourir. Il sentit la main de Jake serrer plus fort la sienne. C’est la première de toutes les questions, songea-t-il.
Avant même qu’il eût achevé sa pensée, leur réponse monta comme une vague.
— Si fait, et grand merci !
— Nous considérez-vous pour ce que nous sommes, et acceptez-vous ce que nous faisons ?
Et voici la deuxième, pensa Eddie, et ce fut son tour de serrer la main de Jake. Il vit Telford et le dénommé Diego Adams échanger un regard consterné, lourd de sous-entendus. Ce regard des hommes qui comprennent subitement que le marché est en train de leur passer sous le nez et qui n’y peuvent strictement rien. Trop tard, les gars, pensa Eddie.
— Des pistoleros ! cria une voix. Des pistoleros, droits et intègres, grand merci ! Grand merci, au nom de Dieu !
Les grondements d’approbation redoublèrent. Tonnerre d’applaudissements et de cris, les Si fait !, grand merci ! et même quelques Mon-salaud.
Le silence revint, et Eddie attendit qu’il pose la troisième question, la plus importante : Demandez-vous assistance et secours ?
Mais Roland ne la posa pas. Il se contenta de dire :
— Pour ce soir, nous allons nous retirer et reposer notre tête, car nous sommes fatigués. Mais auparavant, je vais vous offrir une dernière chanson et quelques pas de danse, avec plaisir, même, car je crois que vous connaissez les deux.
Un grondement de liesse accueillit sa proposition. Pour les connaître, ils les connaissaient.
— Je la connais moi-même, et je l’aime beaucoup, reprit Roland de Gilead. Je la connais depuis bien longtemps, et je ne m’attendais pas à devoir entendre à nouveau la « Chanson du Riz », surtout pas dans ma propre bouche. Je suis plus âgé à présent, et plus aussi souple qu’autrefois. J’implore votre pardon si mes pieds me trahissent…
— Pistolero, grand merci à vous ! cria une femme. Quelle joie pour nous, si fait !
— Et pour moi donc ! répondit le Pistolero d’une voix douce. Ne suis-je pas en train de vous donner la joie née de ma joie, et l’eau que je porte par la seule force de mon bras et de mon cœur ?
— Reçois les fruits de la première récolte, clamèrent-ils tous en chœur, et Eddie sentit des frissons le parcourir et les larmes lui monter aux yeux.
— Oh mon Dieu, soupira Jake. Il sait tellement de choses…
— Recevez la joie du riz, dit Roland.
Il resta debout quelques instants dans la lueur orange, comme s’il reprenait des forces, puis il se mit à exécuter une danse qui tenait autant de la gigue que du numéro de claquettes. Il commença doucement, très doucement, alternant talon et bout du pied, talon et bout du pied. Ses bottes répétaient sans arrêt ce coup de poing sur un cercueil, mais avec un rythme bien particulier. Juste un tempo, pour commencer. Puis, à mesure que les pieds du Pistolero gagnaient en vitesse, ce fut plus qu’un simple tempo : ce fut une sorte de swing. C’est le seul mot qui vînt à l’esprit d’Eddie, le seul qui lui parût approprié.
Susannah s’approcha d’eux dans son fauteuil. Elle avait les yeux écarquillés et un sourire ébahi sur les lèvres. Elle se tenait, les mains serrées sous la poitrine.
— Oh Eddie, soupira-t-elle. Tu savais qu’il était capable de faire ça ? Tu en avais la moindre idée ?
— Non, répondit Eddie. Pas la moindre.
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Les pieds du Pistolero dansaient de plus en plus vite, dans ses vieilles bottes élimées. Plus vite. Le rythme se faisait de plus en plus limpide, et Jake se rendit soudain compte qu’il connaissait ce rythme. Qu’il l’avait entendu lors du premier vaadasch à New York. Avant de retrouver Eddie, un Noir avec un baladeur sur les oreilles était passé devant lui, battant la mesure avec ses sandales, et lâchant un « Cha-da-ba, cha-da-bow ! » à voix basse. Et c’était ce même rythme que Roland reproduisait sur les planches du kiosque, chaque bow ! marqué par un coup de pied avant et un frappé du talon sur le bois.
Autour d’eux, les gens se mirent à taper des mains, non pas en rythme, mais sur les temps faibles. Ils commençaient aussi à se balancer. Les femmes qui portaient des jupes les tirèrent devant elles et les firent tourner. Jake contemplait les visages, des plus jeunes aux plus vieux, et il y lut la même expression : celle de la joie à l’état pur. Pas seulement, se dit-il, et il se rappela une expression que son professeur d’anglais avait employée, pour décrire l’état dans lequel peut plonger la lecture de certains livres : l’extase de l’adéquation parfaite.
Le visage de Roland miroita bientôt de sueur. Il décroisa les bras et se mit à taper des mains. À ce signal, les habitants de La Calla commencèrent à scander un mot en rythme : Comme !… Comme !… Comme !… Jake se rappela soudain que c’était le mot que certains gosses utilisaient pour désigner le sperme, et il eut du mal à croire qu’il s’agissait là d’une simple coïncidence.
Bien sûr que non. C’est comme pour ce Noir qui battait le rythme du pied. Tout ça, c’est le Rayon, tout ça, c’est dix-neuf.
Comme !… Comme !… Comme !…
Eddie et Susannah s’étaient joints à la chanson. Benny aussi. Jake coupa court à ses réflexions et les rejoignit à son tour.
11
Sur la fin, Eddie fut bien incapable de retracer les paroles de la « Chanson du Riz ». Pas à cause du dialecte, pas du fait de Roland, mais parce qu’elles allaient beaucoup trop vite pour qu’il pût les suivre. Une fois, à la télé, il avait vu un commissaire-priseur dans les ventes aux enchères de tabac, en Caroline du sud. C’était exactement pareil. Il y avait des rimes fortes, des rimes faibles, des rimes décalées, et même des rimes brisées – des mots qui ne rimaient pas du tout mais qu’on plaçait de force en marge de la chanson, à des moments précis. Mais ça n’était pas une chanson, pas vraiment ; c’était comme une incantation, ou un hip-hop déchaîné au coin d’une rue. C’étaient les comparaisons les plus parlantes qu’Eddie pût trouver. Et tout le long, les pieds de Roland martelaient leur rythme enchanteur sur le plancher de l’estrade, tout le long, la foule tapait des mains et scandait Comme, comme, comme, comme.
Voici ce qu’Eddie réussit tout de même à comprendre :
Comme-à-commala
Le Riz nous tombe dans les bras
Tit’ sœur, sors l’ombrelle-ah,
Viens commala
Le Riz nous tombe dans les bras
Et coule la rivière, oui-la
Or-i-za nous appell’là
Pour voir le riz n’veau
Tout n’veau, tout beau,
Comme-à-commala !
Comme-à-commala
Le Riz nous tombe dans les bras
Dans nos poches tout droit
Viens commala
Les herb’ poussent haut
Mam’zelle et son dam’zeau
Couchés dans les roseaux
Volez, p’tits zoziaux
Dans l’ciel si haut
Comme-à-commala
Le Riz nous tombe dans les bras !
Trois couplets au moins venaient à la suite de ces deux-là. Même si Eddie avait perdu le fil depuis longtemps, il pensait en avoir saisi l’esprit : un jeune homme et une jeune femme, plantant à la fois du riz et des enfants pour le printemps à venir. Le tempo de la chanson, rapide à l’extrême au début, ne cessait d’accélérer jusqu’à ce que les paroles ne soient plus qu’un flot de charabia et que la foule applaudisse si vite que les mains se mélangeaient en une vague de chair floue. Et les talons des bottes de Roland avaient complètement disparu. Eddie aurait dit qu’il était impossible à quiconque de danser à une telle allure, surtout après avoir consommé un repas de cette richesse.
Ralentis, Roland, se surprit-il à penser. Là on ne peut pas t’appeler les pompiers si tu nous pètes une soupape.
Et soudain, à un signal que ni Eddie, ni Susannah, ni Jake ne perçurent, Roland et les folken de La Calla s’interrompirent au beau milieu d’un couplet, levèrent les bras au ciel, donnèrent un violent coup de hanche vers l’avant, comme en plein coït.
— COMMALA ! hurlèrent-ils en chœur, et tout s’arrêta net.
Roland vacilla, les joues et le front tout ruisselants de sueur… et il bascula de la scène, s’effondrant dans la foule.
Le cœur d’Eddie fit un bond monumental dans sa poitrine. Susannah poussa un cri et se précipita en avant avec son fauteuil. Jake l’arrêta en saisissant une des poignées latérales.
— Je pense que ça fait partie du spectacle !
— Oui, moi j’en suis presque certain, renchérit Benny Slightman.
La foule poussa des hourras et se mit à applaudir à tout rompre.
On fit passer Roland de bras en bras au-dessus du public. Lui levait les bras vers les étoiles. Sa poitrine se soulevait comme un soufflet. Eddie considéra le Pistolero avec une sorte d’incrédulité hilare, le voyant rouler comme sur la crête d’une vague.
— Roland qui chante, Roland qui danse, et, pour couronner le tout, Roland qui nous fait une impro à la Joey Ramone.
— De quoi tu parles, trésor ? demanda Susannah.
Eddie secoua la tête.
— Aucune importance. Mais il ne peut plus rien arriver de mieux. C’est forcément la fin de la fête.
Et c’était bien le cas.
12
Une demi-heure plus tard, quatre cavaliers descendirent lentement la grand-rue de Calla Bryn Sturgis. L’un d’eux était drapé dans un épais salide. À chaque expiration, des panaches de vapeur s’échappaient de leurs bouches et de celles de leurs montures. Le ciel était constellé d’un semis glacial d’éclats de diamants, les plus brillants d’entre tous étant Le Vieil Astre et la Vieille Mère. Jake était déjà parti avec les Slightman, en direction du Rocking B d’Eisenhart. Callahan menait les trois autres voyageurs, les devançant de quelques pas. Mais avant de les conduire où que ce soit, il avait insisté pour enrouler le Pistolero dans la grosse couverture.
— Mais vous dites que nous sommes à moins de deux kilomètres de chez vous, avait commencé à argumenter Roland.
— Oubliez votre bla-bla, avait répliqué Callahan. Les nuages ont bougé, la nuit est presque assez froide pour qu’il neige, et vous avez dansé un commala comme jamais je n’en ai vu depuis que je suis ici.
— Et depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda Roland.
Callahan secoua la tête.
— Je n’en sais plus rien. Vraiment, Pistolero. Je me rappelle assez bien comment je suis arrivé ici – c’était pendant l’hiver 1983, neuf ans après mon départ de la ville de Jerusalem’s Lot. Neuf ans après que j’aie récolté ça.
Il leva brièvement sa main avec la cicatrice.
— On dirait une brûlure, fit remarquer Eddie.
Callahan acquiesça, mais n’en dit pas plus.
— Quoi qu’il en soit, ici le temps est différent, comme vous avez dû vous en rendre compte.
— Il dérive, dit Susannah. Comme les points cardinaux sur la boussole.
Roland, alors qu’on l’avait déjà enveloppé dans sa couverture, avait glissé un mot à Jake en lui disant au revoir… un mot, entre autres. Eddie avait entendu un cliquetis métallique, au moment où un objet passait de la main du Pistolero à celle de l’apprenti. Un peu d’argent, peut-être.
Jake et Benny Slightman étaient partis, chevauchant côté à côte vers l’obscurité. Quand Jake s’était retourné pour un dernier signe de la main, Eddie lui avait répondu avec un pincement au cœur qui l’avait pris par surprise. Bon Dieu, tu n’es pas son père, s’était-il dit. Ce qui était vrai. Mais ça ne fit pas disparaître le pincement pour autant.
— Est-ce que tout va bien se passer, pour lui, Roland ?
Eddie s’attendait à un « oui », forcément, tout ce qu’il demandait, c’était un peu de baume à mettre sur son cœur. C’est pourquoi le long silence du Pistolero l’alarma.
Roland finit par répondre :
— Il faut espérer.
Et sur le sujet Jake Chambers, il ne voulut plus dire un mot.
13
Et voilà que se détachait devant eux l’église de Callahan, un bâtiment bas et sans fioritures, avec une croix surmontant la porte.
— Comment dites-vous qu’elle s’appelle, Père ? demanda Roland.
— Notre-Dame de la Sérénité.
Roland hocha la tête.
— Pas mal.
— Vous sentez ? demanda Callahan. Est-ce que l’un d’entre vous sent ?
Il n’eut pas besoin de préciser de quoi il parlait.
Roland, Eddie et Susannah restèrent immobiles pendant une bonne minute, en silence. Roland finit par secouer la tête.
Satisfait, Callahan hocha la tête.
— Elle dort – puis, après une pause – Vous pouvez remercier Dieu.
— Pourtant il y a quelque chose, là, fit Eddie, en désignant l’église d’un signe de tête. On dirait un… je ne sais pas… un poids, je dirais.
— Oui, confirma Callahan. Comme un poids. C’est affreux. Mais ce soir elle est endormie. Dieu soit loué.
Et il traça un signe de croix dans l’air glacial.
Plus bas, le long d’un sentier de terre (mais tout plat et bordé de haies soigneusement entretenues), se dressait un autre bâtiment en rondins de bois. La maison de Callahan, qu’il appelait le presbytère.
— Nous raconterez-vous votre histoire ce soir ? fit Roland.
Callahan se tourna vers le visage fin et épuisé du Pistolero et secoua la tête.
— Pas un mot, sai. Pas même si vous étiez en forme. Mon histoire ne se raconte pas sous les étoiles. Demain au petit déjeuner, avant que vos amis et vous ne partiez inspecter les alentours – ça vous conviendrait ?
— Si fait, dit Roland.
— Et si elle se réveille pendant la nuit ? demanda Susannah, en inclinant la tête en direction de l’église.
— Alors on ira, fit Roland.
— Tu sais ce qu’il faut en faire, pas vrai ? demanda Eddie.
— Peut-être bien, acquiesça Roland.
Ils s’engagèrent sur le chemin qui menait à la maison, incluant très naturellement Callahan à leur petit groupe.
— Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec ta discussion avec ce vieux Manni ? demanda Eddie.
— Peut-être bien, répéta Roland.
Il jeta un regard à Callahan.
— Dites-moi, Père, vous a-t-elle jamais envoyé vaadasch ? Vous connaissez ce terme, n’est-ce pas ?
— Je le connais, oui. Deux fois. La première, au Mexique. Dans une petite ville du nom de Los Zapatos. Et la seconde… laissez-moi réfléchir… au Château du Roi. Je pense que j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir revenir, cette fois-là.
— De quel roi parlez-vous ? demanda Susannah. D’Arthur l’Aîné ?
Callahan fit non de la tête. Sur son front, la cicatrice scintillait à la lumière des étoiles.
— Mieux vaut ne pas en parler pour l’instant. Pas la nuit.
Il adressa à Eddie un regard triste.
— Les Loups arrivent. C’est déjà assez préoccupant. Et voilà que débarque un jeune homme qui m’annonce que les Red Sox ont encore perdu le championnat… et contre les Mets ?
— J’en ai bien peur, acquiesça Eddie.
Et sa description de la dernière partie – une partie qui ne dit pas grand-chose à Roland, même si certains détails lui rappelaient le jeu de Points, aussi appelé Guichets – les accompagna jusqu’à la maison. Callahan avait une gouvernante. Ils ne la virent pas dans les parages, mais elle avait laissé un pot de chocolat chaud sur le poêle.
Tandis qu’ils buvaient, Susannah se tourna vers le Pistolero.
— Zalia m’a dit quelque chose qui devrait t’intéresser, Roland.
Ce dernier haussa les sourcils.
— Le grand-père de son mari habite chez eux. Il est réputé pour être le doyen de Calla Bryn Sturgis. Tian et le vieillard ne sont plus en bons termes depuis des années – Zalia ne sait même plus pourquoi ils se sont brouillés, c’est de l’histoire tellement ancienne –, mais elle s’entend très bien avec lui. Elle dit qu’au cours des deux ou trois dernières années, il est devenu vraiment gâteux, mais qu’il a encore des accès de lucidité. Et il prétend avoir vu un de ces Loups. Mort – elle marqua une pause. – Il prétend l’avoir tué lui-même.
— Par mon âme ! s’exclama Callahan. Que dites-vous là ?
— C’est pourtant vrai. En tout cas, c’est ce que dit Zalia.
— Voilà une histoire qui vaudrait la peine d’être entendue, dit Roland. Est-ce que c’était lors de la dernière visite des Loups ?
— Non. Et pas la fois précédente non plus. C’était à l’époque où même Overholser étaient encore dans ses lenges. La fois d’avant.
— S’ils viennent bien tous les vingt-trois ans, calcula Eddie, ça fait ça fait pas loin de soixante-dix ans.
Susannah acquiesça.
— Mais il était déjà adulte, même à l’époque. Il a raconté à Zalia qu’une piche d’entre eux était allée se poster sur la Route de l’Ouest pour attendre les Loups. Je ne sais pas ce que représente une piche…
— Cinq ou six hommes, dit Roland en hochant la tête au-dessus de sa tasse de chocolat.
— Bref, le Gran-Pere de Tian était de la partie. Et ils ont tué un des Loups.
— Et qu’est-ce que c’était ? À quoi ça ressemblait, sans son masque ? demanda Eddie.
— Ça, elle ne me l’a pas dit. Je ne crois pas qu’il lui ait raconté lui-même. Mais nous devrions…
Un ronflement résonna soudain, franc et sonore. Eddie et Susannah sursautèrent, puis se retournèrent. Le Pistolero s’était endormi. Son menton reposait sur son torse. Il avait les bras croisés, comme s’il avait sombré dans le sommeil en pensant toujours à sa petite danse. Et au riz.
Il n’y avait qu’une chambre d’amis, aussi Roland dormit-il avec Callahan. Eddie et Susannah se virent donc accorder une sorte de lune de miel à la dure : leur première nuit à deux, dans un lit et sous un toit. Ils n’étaient pas trop fatigués pour en tirer profit. Après quoi, Susannah s’endormit immédiatement. Eddie resta éveillé un peu plus longtemps. Avec quelque réticence, il porta ses pensées vers la petite église proprette de Callahan, essayant d’entrer en contact avec cette chose qui dormait dessous. Une mauvaise idée, à n’en pas douter, mais il ne résista pas à l’envie d’essayer. Il n’y avait rien. Ou plutôt, un rien en face de quelque chose.
Je pourrais la réveiller, pensa Eddie. Je crois vraiment que je pourrais.
Oui, et si j’avais une dent infectée, je pourrais me donner un coup de marteau dessus, mais dans quel but ?
Il faudra bien qu’on finisse par la réveiller. Je pense qu’on va en avoir besoin.
Peut-être, mais pas aujourd’hui. Il était temps de laisser aujourd’hui s’évanouir.
Pourtant, pendant un bon moment, Eddie en fut incapable. Les images surgissaient dans son esprit, comme des éclats de miroir brisé dans la lumière du soleil. De La Calla, qui s’étendait sous le ciel nuageux, avec la Devar-Tete Whye comme un ruban gris. Et les bandes vertes au bord : le riz nous tombe dans les bras. Jake et Benny Slightman se regardant et éclatant de rire sans même avoir échangé un mot. L’allée d’herbe verte entre la grand-rue et le pavillon. Les flambeaux qui changeaient de couleur. Ote, qui saluait et parlait (Eld ! Grand merci !), avec une clarté parfaite. Susannah qui chantait : « Toute ma vie, je n’ai connu que des chagrins. »
Cependant, ce qu’il se rappelait le plus clairement, c’était la silhouette mince et désarmée de Roland sur l’estrade, les bras croisés sur le torse et les mains appuyées sur les joues. Et ses yeux bleus délavés, qui regardaient les folken. Roland posant des questions, deux questions sur les trois. Et puis le son de ses bottes sur le plancher, lent d’abord, puis prenant de la vitesse. De plus en plus vite, jusqu’à ne plus être qu’une ligne floue à la lueur des torches. Tapant des mains. Transpirant. Souriant. Pourtant ses yeux ne souriaient pas, pas ses yeux bleus de bombardier ; ses yeux froids, comme toujours.
Pourtant, comme il avait dansé ! Doux Jésus, comme il avait dansé à la lueur des flambeaux.
Comme-à-commala, le Riz nous tombe dans les bras, pensa Eddie.
À côté de lui, Susannah gémit dans son rêve.
Eddie se tourna vers elle. Il glissa la main sous son bras, pour pouvoir la poser sur son sein. Sa dernière pensée fut pour Jake. Ils avaient intérêt à prendre soin de lui, au ranch. Dans le cas contraire, cette bande de cow-boys mal embouchés allait le regretter.
Eddie dormit. Il ne rêva pas. Et sous eux, tandis qu’avançait la nuit et que la lune se couchait, ce monde limitrophe tournait comme une horloge mourante.